Les defies et la tache
Fecha: 01/12/1993. Publicado en: Lyon
Tout d'abord, je voudrais vous dire que je me sens un peu déplacé parmi tant de maîtres de la patrologie. Premièrement, parce que mon domaine est celui de la littérature syriaque ancienne. Domaine encore marginal, peut-être parce que l'influence de Gibbon et de l'historiographie du siècle dit "des lumières" est plus vivante qu'on ne pense. Deuxièmement et surtout, parce que je venais juste de finir mes études en Patrologie orientale lorsque je fus nommé évêque auxilliaire d'un diocèse de cinq millions d'habitants, ce qui ne laisse pas trop de loisirs pour la recherche.
Mais l'aimable invitation du Père Bertrand et des organisateurs me permet de partager avec vous ce colloque, et je vous en remercie. Cela me donne aussi la possibilité de rendre un témoignage qui me tient à coeur. A l'époque agitée, en Espagne autant qu'en France, des années 60, un groupe de jeunes séminaristes à Madrid découvrait avec joie les ouvrages du Père Daniélou et du Père de Lubac. Même si nous ne les avons jamais connus personnellement, ils sont aussitôt devenus nos maîtres, et je crois qu'ils nous ont sauvés de la débâcle spirituelle et intellectuelle qui nous entourait. Leurs écrits ont éclairé pour nous le chemin. Ils nous ont donné surtout le sens profond de la Tradition dans l'Eglise. C'est-à-dire, le sens d'appartenir à quelque chose d'infiniment plus grand que nous-mêmes, où l'on peut trouver des réponses aux vraies questions que nous nous posons en tant qu'hommes, et apaiser notre soif de bonheur et d'infini, bref de Dieu.
Même si ce n'était que pour rendre ce témoignage que je devais venir à Lyon, je suis très heureux d'avoir eu l'occasion de le faire, précisément ici, dans la ville où ils ont commencé Sources Chrétiennes et à l'occasion du cinquantenaire de leur oeuvre.
Maintenant, j'en viens à mon sujet. Puisque tous les intervenants ont modifié les titres de leur communication, je le ferai moi aussi! Ce compte-rendu pourrait très bien s'intituler: "complainte", ou peut-être mieux "lamentation sur la Patrologie en Espagne".
1. Une maladie chronique
Si je devais résumer en une seule phrase ce que j'ai à vous dire, ce serait: en Espagne, dans le domaine de la Patrologie, tout est à faire. Tout ... ou presque tout.
D'abord, avant de donner les raisons qui justifient un jugement aussi négatif, je voudrais en préciser le sens. Cette affirmation ne signifie pas évidemment qu'il n'y ait pas eu, et qu'il n'y ait encore aujourd'hui, quelques éminents patrologues de langue espagnole. Je pense par exemple aux pères J. Madoz, A. de Aldama, I. Ortiz de Urbina, A. Orbe, ou, plus récemment, au P. Langa, de l'Agustinianum. Mais de ces figures, le premier a surtout travaillé dans les Pères espagnols [1]; le P. Aldama a developpé sa recherche patristique presque toujours au-delà de nos frontières [2]; et les trois derniers ont toujours vécu et enseigné à Rome [3]. Leurs oeuvres n'ont presque pas eu de répercussion sur la situation de la patrologie en Espagne.
Ce que je voulais plutôt dire en portant un diagnostic aussi dur, c'est qu'en Espagne il n'y a pas encore de collections de textes comme celles qui existent dans les principales langues occidentales, et notamment comme celle dont nous célébrons ici le cinquentenaire, qui rendent présentes la tradition et la pensée des Pères dans le travail théologique et dans la conscience de l'Église. En conséquence, les étudiants en théologie --et même beaucoup de théologiens professionnels-- n'ont pratiquement pas accès direct aux sources de la Tradition[4] . Et la conscience de l'Église espagnole se voit privée de ce principe de fécondité pour la vie et la pensée chrétiennes qu'est la familiarité avec les Pères; elle a presque perdu le sens profond de la Tradition, elle n'est guère capable de percevoir sa nouveauté et sa force enrichissante. Elle ne sent même pas le besoin de s'y retrouver.
Les raisons de cette situation sont multiples et diverses. En tout premier lieu, il y a eu en Espagne, à l'époque moderne, une identification presque totale entre le catholicisme et l'identité nationale espagnole. Cette identification a eté poussée à tel point que, pour les catholiques espagnols, l'identité catholique allait de soi. C'était comme une donnée préalable, une appartenance presque innée. Quelque chose d'aussi naturel que la langue ou la carte d'identité. En conséquence, les catholiques espagnols sont peut-être parmi tous les Européens ceux qui ont le moins ressenti le besoin de réfléchir sur leur identité catholique, voire chrétienne.
Dans la prédication, par exemple, on insistait sur les obligations et les exigences qui font un bon catholique, mais ce qui fait l'essence de l'identité catholique et chrétienne restait dans l'ombre; le sens du Christ pour la vie humaine, le sens de l'appartenance à l'Église n'étaient presque pas objet de réflexion. Dans ces conditions, le catholicisme devenait abstrait, se transformait facilement en moralisme, plus encore, en un moralisme sans fondement et sans racines, comme suspendu en l'air.
Ceci est important pour comprendre les expériences de l'Église catholique espagnole face à la modernité: sa perplexité, ses conflits, ses tragédies même. Aujourd'hui encore, le catholicisme espagnol a du mal à trouver le chemin entre un dialogue avec le monde qui ne soit pas une simple capitulation devant les idéologies à la mode, ou devant les courants culturels successifs, et l'affirmation d'une identité catholique qui soit significative pour l'homme dans ses expériences fondamentales et dans son humanité même. Qui soit significative, tout spécialement, pour les nouveaux païens, qui n'ont déjà plus aucun rapport avec une conscience chrétienne. Ce n'est pas facile de se débarraser du jour au lendemain des habitudes de l'esprit qui ont duré pendant des siècles.
Ce vide dans les racines de la foi d'un peuple est aussi ce qui explique comment une partie importante de la population de l'Espagne a pu passer, en une vingtaine d'années à peine, d'une culture assez "traditionelle" et considérée "catholique" à la postmodernité la plus rude.
Lié avec cette première raison il y a aussi le fait de l'isolement du monde hispanique depuis la fin du XVIIe siècle par rapport aux courants culturels modernes; ainsi que la pauvreté et la décadence intellectuelle qui ont marqué l'Espagne au XVIIIe et XIXe siècles.
Il est vrai qu'à l'époque de l'Humanisme il y eut des débuts prometteurs en ce qui concerne les éditions et la diffusion des Pères en Espagne. Bien que l'Espagne n'ait point participé aux grands projets européens d'éditions des Pères qui commençaient à ce moment là, il y avaient cependant quelques noms espagnols parmi les collaborateurs. Ainsi, le polygraphe de Valence Juan Luis Vives, qui a préparé, à la demande d'Erasme, l'édition commentée de la Cité de Dieu, publiée à Bâle en 1522 aux presses de J. Froben [5], ou la figure d'un Francisco de Torres, auteur de l'editio princeps des Constitutions Apostoliques, publiée à Venise en 1563, souvent reeditée, et considerée par F.X. Funk comme l'un des meilleurs livres du XVIe siècle [6].
De même, le cardinal Cisneros a fondé l'Université d'Alcalá de Henares avec le projet de créer des chaires de langues classiques et orientales, privilégiant celles de grec [7]. Il faisait cela "non pas pour des raisons esthétiques mais pour retourner aux Pères de l'Église, pour émonder les branches mortes de la base scholastique et restaurer l'antiquité chrétienne" [8]. Mais l'Université d'Alcalá a fini par consacrer toutes ses énergies et tous ses moyens à la Polyglotte, et c'est pour cela que le travail sur les Pères de l'Église y a été assez réduit, comme d'ailleurs dans les autres centres supérieurs d'études en Espagne [9]. D'autre part, les attitudes antiérasmiennes ont rendu difficile l'entrée en Espagne des grandes éditions des Pères faites dans les presses éuropéennes, et cette lacune n'a jamais été compensée par une production espagnole.
Je vous épargne maintenant une description des éditions et des traductions faites au cours de ces siècles [10]. Ce n'est pas le lieu ni l'occasion de le faire. Mais quand on regarde ce qu'on a fait en Espagne pendant toute l'époque moderne dans le domaine de la Patrologie, on est désolé. Les grands théologiens de la Patristique grecque n'ont jamais été traduits en espagnol et on n'a traduit que les oeuvres ascétiques des Pères latins. Origène, saint Irenée, Clément ne sont pas encore disponibles en langue espagnole aujourd'hui. Evidemment, dans les bibliothèques de beaucoup de séminaires, il y a eu, dès la fin du siècle dernier, les deux grandes collections de l'Abbé Migne, et on y trouve parfois maintenant des collections comme Sources chrétiennes ou le Corpus Christianorum, mais dans la plupart des sémaires on ne faisait pas, il n'y a pas encore longtemps, des cours de Patrologie. Pour ne donner qu'un exemple, c'est en 1984 seulement que le séminaire de Madrid a introduit la Patrologie dans son programme; l'exemple est très significatif!
Tout cela aide à comprendre le fait surprenant que la mémoire historique vivante de l'Église espagnole a du mal à remonter au-delà de la Contre-Réforme. C'est comme si tout commençait avec saint Ignace, sainte Thérèse, saint Jean de la Croix; tout ce qui précède semble appartenir à la Préhistoire!
2. Le XXe siècle
Pendant la première moitié du XXe siècle, on a essayé en Espagne de créer des collections de textes patristiques, mais on a à peine réussi. La Biblioteca de Autores Cristianos (BAC) ouvrit, dans les années quarante, une section consacrée aux Pères de l'Église, dans laquelle on allait publier quelques éditions bilingues: les Pères Apostoliques, les Pères Apologétiques grecs, une anthologie de la littérature sur la virginité, les oeuvres de Aurel Prudence, les Actes des martyrs, les Homélies sur saint Matthieu de saint Jean Chrisostome, les traités ascétiques du même auteur, quelques oeuvres de saint Grégoire le Grand, les Lettres de saint Jérôme et une grand partie des ouvrages de saint Augustin. Cela a été évidemment le travail le plus important réalisé en Espagne pour offrir au public de langue espagnole les textes des Pères dans leur langue d'origine. Mais il s'agit d'un effort tout à fait insuffisant et pas toujours réalisé avec les exigences de la science patrologique moderne [11].
Nous devons aussi signaler la collection commencée par le Père Angel Custodio Vega intitulée: Scriptores Ecclesiastici Hispano-Latini veteris et Medii Aevi, ainsi que ses études et éditions de saint Augustin. Dans le domaine de la traduction, le plus remarquable est la naissance en 1940 de la collection Excelsa, dans laquelle parurent plus de trente petits volumes avec des ouvrages patristiques d'inégale valeur [12].
Le panorama patristique espagnol, à la veille du Concile Vatican II, était très pauvre; à quelques exceptions près, il n'y avait pas de travaux sérieux d'éditions dans les langues originelles. Le travail de traduction était aussi plutôt rare; il manquait de rigueur scientifique et était plutôt limité à des thèmes ascétiques et pieux. On laissait de côté les grands ouvrages dogmatiques et exégétiques des Pères: exactement le contraire de ce que voulaient faire les fondateurs de la collection Sources Chrétiennes [13].
L'Espagne, comme nous l'avons déjà dit, était un pays trés fortement attaché à son catholicisme mais où l'on méconnaissait la grande Tradition Chrétienne [14]. Il est vrai que les textes des Pères publiés par Excelsa et la BAC s'épuisaient rapidement, mais il n'est pas moins vrai que c'étaient les textes les moins appropriés pour un renouvellement de la pensée chrétienne. Plus encore, les textes patristiques édités et traduits semblaient parfois être choisis dans le but de ne pas altérer une certaine vision du dogme et de la vie chrétienne. C'est pour cela que nous n'avons jamais connu saint Irénée, Origène, les textes dogmatiques de Tertulien ou saint Hilaire de Poitiers.
A cette description, je veux ajouter une remarque: la situation de la Patrologie dans l'Église Espagnole étant celle que nous venons de voir, il a été inévitable que les Églises d'Amérique Latine aient été encore plus éloignés d'un contact réel avec la grande Tradition de l'Église antique. Etant donné que la moitié de l'Église Catholique prie aujourd'hui en espagnol, ce manque de contact avec la Tradition ne peut pas ne pas avoir des conséquences dramatiques pour la théologie et la conscience de l'Église face aux défis que le temps présent, avec la naissance d'une nouvelle culture, pose à nos Églises.
Le mouvement théologique qui a conduit l'Église au Concile Vatican II et le Concile lui-même étaient profondément marqués par le retour aux Sources et la redécouverte des Pères. L'enseignement du Concile, le langage même dans lequel il a proposé la Foi de l'Église, la réponse qu'il a donnée aux problèmes d'aujourd'hui, étaient le fruit de ce retour à la pensée des Pères qui est lié aux noms d'Odo Casel, Hugo Rahner, Henri de Lubac, Jean Daniélou, ou Hans Urs von Balthasar [15].
L'après-Concile a vécu cependant une expérience toute différente. Le Concile a été compris comme un mot d'ordre pour l'adaptation de l'Église au monde moderne, et le mouvement théologique le plus caractéristique de cette période fut un mouvement de dissolution de l'identité chrétienne dans l'atmosphère culturelle dominante. Ceci à un moment où la culture de la modernité était elle-même en plein processus de dissolution. Peut-être l'unique trait unifiant qui lui restait était précisement la négation de la possibilité même de la présence du divin dans l'histoire, c'est-à-dire, de la Rédemption, de la Tradition chrétienne au sens fort du terme.
Ce phénomène n'est pas circonscrit aux pays de langue espagnole; il se retrouve un peu partout [16]. Il n'est pas à mettre en rapport direct avec la santé de la Patrologie comme science; il est plutôt en lien avec l'ébranlement général de la tradition chrétienne dans la famille, dans les institutions éducatives, dans le langage de la prédication et de la théologie. Le christianisme a cessé d'être perçu, vécu et enseigné comme une réponse aux problèmes humains, aux questions décisives de la personne et de la communauté humaine sur le sens de la vie et du bonheur. Mais, ceci étant dit, et pour m'en tenir à la situation des Églises de langue espagnole, c'était presque impossible qu'une Église qui avait perdu le contact avec la grande Tradition puisse comprendre le Concile autrement que comme signal de départ pour une assimilation de l'Église au monde moderne, sans contraintes et sans limites.
3. Les défis à la Patrologie espagnole
Le travail le plus urgent pour l'étude des Pères en Espagne est de faire connaître leurs écrits par des éditions soignées, sérieuses, qui répondent aux exigences des théologiens, et aussi des communautés désireuses de se nourrir à des sources fraîches et limpides.
Depuis quelques années, d'une façon très humble, avec peu de ressources, on peut dire que ce travail commence.
Dans le compte-rendu qui va suivre, je ne m'étendrai pas sur la petite collection Los Santos Padres que la maison éditrice Apostolado Mariano publie maintenant à Seville, car elle ne fait que reprendre des vieilles traductions de la collection Excelsa, parue à Madrid dans les années 40. De même je mentionne seulement la collection Clàssics del cristianisme que publient la Facultat de Teologia de Catalunya et la Fundació Enciclopèdia Catalana, puisque d'abord cette collection n'est pas limitée au domaine patristique et deuxièmement elle est publiée en catalan, ce qui rend difficile sa diffusion dans le public de langue espagnole. Aussi en catalan, l'Abbaye de Montserrat publie la collection Testimonis litúrgics. Ses neuf volumes parus traduissent des textes patristiques d'intérêt liturgique. Dernièrement, la Fundación Universitaria Española de Madrid a commencé l'édition du Corpus Patristicum Hispanum. Dans cette collection, dirigée par Ursicino Domínguez del Val, ont été déjà publiés quatre volumes (Léandre de Seville, Grégoire d'Elvire, Martin de Braga et un volume d'études). Il y en a d'autres sous presse.
Dans le domaine des éditions, la maison "Ciudad Nueva" (Cité Nouvelle), liée au mouvement des Focolari, a fait récemment un grand effort en lançant deux collections de textes patristiques. En 1986, elle commençait la Biblioteca de patrística dans laquelle on a publié jusqu'à présent vingt cinq volumes et qui peut être considérée comme une soeur de la collection italienne Collana di testi patristici. C'est une collection de divulgation dans laquelle on offre uniquement des traductions des ouvrages des Pères. En 1991, paraissait la collection Fuentes Patrísticas adressée plutôt au public universitaire. A côté de la traduction espagnole, elle présente le texte originel avec introductions et notes pour une meilleure compréhension du texte. Cette collection, qui a déja publié cinq volumes, a le projet d'éditer d'abord les Pères prénycéens, pratiquement inconnus dans le monde hispanique. Sous la direction du Professeur Eugenio Romero Pose, un groupe de patrologues provenant de plusieurs centres universitaires veille à sa rigueur scientifique. Fuentes Patrísticas est, sans doute, dans le monde hispanique, le projet d'édition le plus ambitieux jusqu'à présent.
Cependant, ce travail ne pourra pas être mené à terme s'il n'y a pas de patrologues qui s'y consacrent. Actuellement, nos centres universitaires, ecclésiastiques ou laïcs, ne préparent pas à ce travail. On ne doit pas oublier que dans le système de l'enseignement secondaire espagnol, la Réforme du système éducatif de 1970 --forcée, semble-t-il, par la Banque Mondiale qui en paya les frais-- a fortement diminué l'étude du latin, du grec et des humanités en général. Cette tendence s'est encore accentuée dans le système législatif du gouvernement socialiste, depuis 1982. De ce point de vue, notre situation n'est pas comparable à celle de l'Italie, par exemple.
Cela veut dire que le travail d'édition doit aller de pair avec le développement de centres où l'on pourrait former des étudiants intéressés --et il y en a beaucoup-- par les langues anciennes et la lecture des Pères. En ce sens je voudrais signaler la création à Madrid d'un modeste Institut Diocésain de Philologie Classique et Orientale dont le but est d'initier à l'étude des langues bibliques et patristiques. Il fonctionne depuis quatre ans, et même s'il n'a encore aucune reconnaissance officielle, il compte une quarantaine d'élèves qui s'ouvrent à l'étude des Pères. Ses professeurs collaborent activement aux deux collections patristiques éditées par "Ciudad Nueva". Ils vont lancer prochainement, dans la même maison éditrice, une nouvelle collection de divulgation intitulée Les Apocryphes Chrétiens, à laquelle un groupe de professeurs travaille depuis deux ans.
Je voudrais encore signaler un projet qui n'est pour le moment qu'une idée, lié aussi à l'Institut Diocésain de Madrid, et dont la réalisation dépend entièrement de la possibilité de trouver le financement appropié. On a déjà travaillé sur ce projet en petit comité, et les perspectives semblent assez encourageantes. C'est ici que j'en fais la première mention publique.
Il s'agit de créer une collection, intitulée Monumenta Christiana Iberica, qui voudrait réunir, à l'occasion du commencement du IIIe millénaire du christianisme, dans une série de monographies, les témoignages, autant documentaires qu'archéologiques et artistiques, de la présence chrétienne dans la péninsule Ibérique aux temps de la première évangélisation, et probablement jusqu'à la conquête islamique. La collection recueillerait les textes et recenserait les vestiges --artistiques ou archéologiques-- de la culture matérielle, en les rendant accessibles aux étudiants d'histoire, générale ou ecclésiastique, et aussi aux théologiens et au public cultivé en général.
Les textes sont pour la plupart déjà publiés, mais pas toujours avec la rigueur désirable. Pour ce qui est des vestiges matériels, le plus grand nombre d'entre eux sont recensés dans de vieilles publications dispersées, de portée locale ou d'accès difficile. En les réunissant dans une collection moderne, nous voudrions rendre un service, que je considère nécessaire, à la mémoire de l'Église et aussi de la culture espagnole.
Quelques précisions supplémentaires sur la partie du projet qui regarde les textes. La collection sera structurée, pense-t-on, en plusieurs sections: patristique, liturgie, hagiographie et droit. Les textes seront édités dans des éditions critiques (on n'exclut pas d'utiliser celles qui existent déjà quand elles offrent des garanties suffisantes). Ils seront accompagnés d'une traduction espagnole, d'une très sobre introduction réduite à l'essentiel et d'une annotation suffisante pour en faciliter la compréhension à des personnes avec une culture universitaire générale. Notre travail sera grandement facilité par la parution prochaine de l'Index Hispanicus, de D. Manuel Díaz y Díaz.
Il est évident qu'un projet de cette nature ne peut être réalisé sans le concours d'un grand nombre de chercheurs, de différents centres universitaires, voire de différents pays. Le moment venu, si le projet arrive à bon terme, on enverra des invitations à tous ceux qui aimeraient y coopérer. Vous êtes invités à y participer dès maintenant.
Pour toutes ces tâches, il faudrait intéresser au monde patristique et former les professeurs --encore nombreux-- de Philologie Classique des lycées et universités. Ce sont souvent des chrétiens dévoués qui pourraient rendre de précieux services pour l'édition et la traduction des Pères. Ces personnes regrettent souvent le manque d'horizons de leurs études, du point de vue de leur foi et de la culture chrétienne. Elles vivent dans une atmosphère pauvre en projets et en possibilités, dépourvue d'infrastructure et d'élan qui seules peuvent rendre possible un travail fructueux.
Pour coordonner les travaux et arriver à une meilleure efficacité, il serait nécessaire aussi de promouvoir des mouvements associatifs parmi les Patrologues espagnols, en incluant aussi les philologues intéressés.
Les projets et les institutions ne sont rien s'il n'y a pas de personnes qui les aiment, qui les portent dans leur coeur. Dans un monde dominé par les urgences de l'éphémère, il faut encourager et soutenir des vocations d'hommes et de femmes généreux, desintéressés, qui consacrent leur temps et leurs énergies à l'étude des Pères. Car "les Pères ne se livrent profondément qu'à ceux qui se donnent à eux sans réserve et entretiennent avec eux une longue conversation" [17].
Ces vocations ne chercheraient d'autre récompense que le bonheur et la joie de l'intimité avec leurs Pères dans la foi. Ils seraient conscients de ne pas accomplir uniquement un travail académique, mais d'apporter des matériaux essentiels à la construction de l'Église de notre temps.
Quelqu'un écrivait, il n'y a pas longtemps: "Nous avons conscience de n'avoir aucun héritage. Nous habitons dans un désert. Nous sommes seuls. Plongés dans le lac de la solitude la plus désolée. Nous n'avons plus la force de regarder l'avenir. Nous avons perdu les morts; nous ne pouvons imaginer les nouveaux vivants. Il n'y a pas d'avenir sans l'avenir du passé".
Les vocations dont nous avons besoin doivent savoir qu'elles ont à travailler pour sauver cet affreux présent, en lui apportant la nouveauté permanente du Christ. Cela guidera le choix des sujets, des auteurs, des ouvrages. Ce dont nous avons besoin, ce n'est pas de personnes qui utilisent les Pères comme des témoins de la vie économique, sociale ou commerciale du monde antique. Bref, de personnes qui feraient des Pères des pièces de cet immense musée archéologique qu'est devenue l'histoire moderne. Si les Pères présentent un intérêt pour nous, c'est qu'ils sont avant tout témoins d'une nouveauté aussi scandaleuse aujourd'hui qu'elle le fut à l'origine de l'Église: l'Incarnation de Dieu. Et cette nouveauté demeure l'unique évènement qui puisse nous sauver de l'inexorable processus de décomposition de la raison dans lequel nous a précipité le culte moderne de la Raison.
Aujourd'hui où l'on cherche partout les signes d'une identité européenne, il n'est peut être pas inutile de rappeler que les textes où nous pouvons nous retrouver, au delà de nos déchirements sont surtout ceux des Pères, qui furent en même temps Pères de l'Église et Pères de l'Europe.
4. Ce que nous devons attendre des Pères de l'Église
Tout d'abord les Pères nous offrent une rencontre avec le christianisme dans sa fraîcheur première, avant toute fragmentation. Tous ceux qui se sont approchés des Pères ont été frappés du fait qu'on ne peut séparer chez eux spiritualité et théologie, pastorale et dogme, pensée et vie chrétienne, raison et foi. Tout est un, et tout est imprégné d'une certitude qui remplit tout: la certitude que le Christ est la plénitude et le terme de la vie humaine. C'est une certitude vécue, vérifiée dans l'histoire et dans la vie personnelle, et qui devient l'expérience fondamentale à partir de laquelle on juge les personnes, les évènements et les actions de l'homme. Cette unité, perdue dans le christianisme moderne, doit être retrouvée; non seulement pour la survie de l'Église --comme une sorte de choix stratégique-- mais pour la survie de l'humanité de l'homme.
En deuxième lieu, les Pères peuvent nous aider à retrouver un nouveau sens de la raison, capable de nous libérer des murs clôturés de la Raison moderne. C'est-à-dire à dépasser le concept de la Raison comme la mesure de toute chose en faveur d'une raison comprise comme ouverture obéissante à la Réalité, voire au Mystère. Bien que cela semble paradoxal, seule une raison ainsi comprise peut respirer en plein air et ne pas devenir la prison de l'homme.
D'un point de vue moins central, mais très important aussi pour la vie de l'Église, les Pères nous enseignent à lire l'Ecriture dans l'Église, dans la Tradition vivante, au sein de l'expérience chrétienne. Aujourd'hui, même dans les séminaires et les facultés de théologie, l'étude de l'Ecriture se fait bien souvent en dehors de la foi. On ne voit pas que les méthodes historico-critiques sont les instruments aveugles d'un projet culturel qui comporte la négation du christianisme. Mais leur allure scientifique fait qu'elles soient considérées comme la mesure définitive de ce que l'on peut croire ou ne pas croire.
Et comme l'expérience de vie chrétienne est très faible, la conscience n'a pas de difficulté à admettre cette mesure qui n'est jamais, à son tour, remise en question. Alors, l'étude de l'Ecriture cesse d'être la recherche de la lumière qui aide à comprendre l'expérience qu'on est en train de vivre --étant elle-même éclairée par l'expérience de l'Église vivante-- et devient purement et simplement une vue critique de la Révélation.
Auprès des Pères, nous pouvons peut-être réapprendre que pour comprendre l'Ecriture il faut vivre la vie de l'Église; et que pour comprendre notre vie dans l'Église, il faut écouter cette Ecriture telle qu'elle est proclamée dans la Communauté chrétienne.
Je ne suis pas sûr d'avoir répondu à la demande que les organisateurs de ce Symposium m'avaient faite, de parler de la situation des études patristiques en Espagne. J'ai seulement voulu exprimer à haute voix quelques unes des préoccupations que j'ai, comme patrologue manqué que je suis et comme Pasteur de l'Église. D'une Église qui a presque perdu le sens de la Tradition. Cependant, notre espérance est grande; nous pensons que nous vivons le commencement de quelque chose de grand (même si c'est aujourd'hui très petit). Nous devons, c'est vrai, rattraper beaucoup de temps, avant qu'il soit trop tard. Nous devons tout faire, mais nous y sommes, nous avons commencé.
Mgr. Javier Martínez
Évêque auxiliaire de Madrid
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[1] Le P. Antonio Orbe, disciple de Madoz, écrivait: "Quand j'étais en train de me décider pour l'étude des Pères, mon maître le Père Madoz m'a conseillé de ne pas penser à la patristique hispanique; il avait déjà constaté ses frontières reduites et l'impossibilité d'une recherche vigoureuse", cf. A. Orbe, "La Patrística y el progreso de la Teología", Gregorianum, 50 (1969), p. 543-570. Pour la production du P. Madoz, cf. J. Sagües, "In Memoriam. El P. Madoz, S.I.", Estudios Eclesiásticos, 28 (1954), p. 151-168.
[2] Dans notre pays, le P. Aldama a été plutôt consacré à la dogmatique et à l'histoire de la théologie du Concile de Trente, et du période postéieure à Trente. Pour sa vie et le catalogue de ses publications, cf. C. Pozo, El P. José Antonio de Aldama como teólogo, Granada 1980.
[3] Pour sa bibliographie, cf. E. Romero Pose, "Bibliografía del P. Antonio Orbe", dans E. Romero Pose (éd.), Pléroma. Salus Carnis. Homenaje a Antonio Orbe, Santiago de Compostela 1990, p. 15-52. À cette bibliographie, il faut ajouter maintenant des nouveaux titres d'articles et des ouvrages que le P. Orbe continue heureusement à publier.
[4] Il y a quelques années, un théologien espagnol, assez connu, au moins dans notre pays, se vantait publiquement d'avoir été capable d'être devenu un "bon théologien"... sans avoir eu jamais à lire les Pères!
[5] Pour la description que Juan Luis Vives lui-même fait de son travail textuel et de ses notes en guise de commentaire, cf. L. Riber (éd.), Juan Luis Vives. Obras completas, vol.I, Madrid 1947, p. 60-61. Plusieurs des notes de J.L. Vives furent recueillies dans PL 47, 439-445. Cf. F. de Urmeneta, "San Agustín ante su comentarista Luis Vives", Augustinus, 7 (1962), p. 203-223; 8 (1963), p. 519-533; J.M. Casas Homs, "Juan Luis Vives y sus comentarios a la 'Ciudad de Dios'", La Ciudad de Dios, 167/2 (1954), p. 599-614; R. Villoslada, "Luis Vives y Erasmo", Humanidades, 5 (1953), p. 159-177; 7 (1955), p. 35-57.
[6] Cf. F.X. Funk, Didascalia et Constitutiones Apostolorum, Torino 1979 (réimpr. anastatique), p. XXI-XXII. Le texte de Torres fut réédité par Fronton du Duc à Paris (1618); Labbe à Paris (1662); Whiston à Londres (1711); Mansi à Florence (1759); Cotelier à Paris (1672); Gallandi à Venise (1769). Il fut aussi inclus dans la collection de Migne, PG 1, 509-1156.
[7] Les statuts de l'Université prévoyaient des chaires de grec, d'hébreu, d'arabe et de syriaque, bien que toutes ne furent, en fait, constituées, cf. M. Bataillon, Erasmo y España. Estudios sobre la historia espiritual del siglo XVI, México-Buenos Aires 19662, p. 19-22.
[8] J. López Rueda, Helenistas españoles del siglo XVI, Madrid 1973, p. 18; cf. aussi Bataillon, op. cit., p. 18.
[9] Cf. pour un compte rendu des études de la patristique grecque au XVIe siècle, J. López Rueda, op. cit., p. 84; 88; 235; 239; 248-249; 253; 279.
[10] En plus de l'ouvrage de López Rueda, qui recueille les données pour les éditions et traductions du grec au XVIe siècle, il faut voir : J. Madoz, "Traducciones Españolas de Santos Padres", Revista Española de Teología, 11 (1951), p. 437-472; M. Menéndez Pelayo, Biblioteca de Traductores españoles, 4 vols., Santander 1952-1953; E. de Andrés, Helenistas Españoles del siglo XVII, Madrid 1988; C. Hernando, Helenismo e Ilustración (El griego en el siglo XVIII español), Madrid 1975.
[11] Les quelques éditions et traductions parues dans cette collection dans les dernières années (Eusèbe de Césarée, Isidore de Seville, Jérôme, Pseudo-Denys l'Aréopagite) ont corrigé dans une certaine mesure ces défauts, mais il s'agit d'un travail sporadique, sans planification ni système.
[12] On y a publié des oeuvres d'Ignace d'Antioche, Minuce Felix, Justin, Ambroise, Ephrem, Augustin, Tertulien, les Actes des Martyrs, Benoit, Jean Chrisostome, Isidore de Seville, Léon le Grand, Cyrille de Jérusalem, Cyprien et Vincent de Lérins.
[13] "La Collection que ce premier volume inaugure présente un caractère très précis qu'il est bon de définir dès l'abord. Elle vise à mettre à la disposition du public cultivé des ouvrages complets des Pères de l'Église en y joignant tous les éléments qui peuvent en permettre une totale intelligence. C'est là, croyons-nous, ce qu'il faut faire actuellement pour servir la cause des Pères. Il s'agit de créer à leur égard un climat de compréhension, de familiariser avec la mentalité qu'ils représentent, de faire tomber le prejugé encore courant dans beaucoup d'esprits et qui leur fait croire que les Pères ne sont pas lisibles.
Il en résulte que, si l'on traduit les Pères, on choisit les oeuvres qui risquent de moins effaroucher, qui s'apparentent davantage à nos vues modernes --mais qui sont aussi par là même moins caractéristiques-- et qu'ainsi, loin de faire tomber le préjugé de leur difficulté, on contribue au contraire à l'entretenir. Notre procédé est inverse. Il nous a semblé que, si les Pères étaient difficils, c'était parce que nous ignorions tout de leur mentalité. Il représentent pour nous un domaine culturel presque aussi éloigné que celui de l'Inde ou de la Chine. Ce qu'il fallait, c'était éclairer de l'intérieur ce monde, y introduire, en montrer les alentours, en décrire les cheminements, et, ayant remis les clefs au lecteur, lui laisser le plaisir de découvrir des trésors qu'il n'aurait pas autrement soupçconnés": citado por C. Mondésert, Lire les Pères de l'Église dans Sources Chrétiennes, Paris 19882, p. 19.
[14] Il est bien possible que, à des degrés différents, cette situation ait été l'apanage de tous les pays catholiques. L'abbé Migne essayait, sans doute, de répondre a une situation semblable dans la France de son temps. Le Cardinal De Lubac, encore, dans une note qui précede l'édition italienne de ses Opera Omnia, écrivait: "Il mio sforzo è fondamentalmente consistito (...) nel far meglio conoscere e quindi anche meglio giudicare e meglio amare i tesori della grande tradizione cattolica --io direi volontieri: alcuni dei suoi grandi luoghi comuni-- troppo malintesa da molti, troppo poco veramente conosciuta anche da quelli che vorrebero sinceramente conservarla e difenderla", cf. H. de Lubac, Opera Omnia, vol.27, Milano 1980, p. 10.
[15] Cf. J. Ratzinger, Theologische Prinzipienlehre. Bausteine zur Fundamentaltheologie, München 1982, p. 139-140. Cf. aussi M. Pellegrino, "L'étude des Pères de l'Église dans la perspective conciliaire", Irenikon, 38 (1965), p. 453-461; A. Trapé, "Presenza dei Padri al Concilio", Seminarium, 21 (1969), p. 145-150; J. Leclercq, "Un demi-siècle de synthèse entre histoire et théologie", Seminarium, 27 (1977), p. 26-29.
[16] J. Ratzinger, immédiatement après avoir décrit le mouvement de renouvellement qui précéda le Concile Vatican (cf. la note précédente), écrivait ceci: "Cette situation semble être arrivée à son terme. En l'espace de quelques années, une nouvelle conscience est née, tellement marquée par l'immense importance du moment présent que la référence au passé semble une sorte de romantisme qui pourrait convenir à des temps moins agités que les nôtres mais qui n'est pas fait pour nous", cf. J. Ratzinger, Theologische Prinzipienlehre. Bausteine zur Fundamentaltheologie, München 1982, p. 140.
[17] A. Orbe, "La Patrística y el progreso de la teología", Gregorianum, 50 (1969), p. 543.